La question de la paternité de la guitare slide dans le blues est en effet plus ardue puisque aucun nom ne se détache particulièrement par cette pratique. Il se peut d’ailleurs fort bien que l’idée d’adapter la technique pratiquée sur le diddley bow à la guitare ait été le fait de plusieurs musiciens de blues simultanément. L’influence de la technique des hawaïens tels que J. Kekuku a d’autre part probablement joué un rôle dans l’évolution du blues en slide, aux vus du succès rapide de ces derniers sur le continent.
En 1903, W.C. Handy avait accepté de diriger une formation de Clarksdale dans l’état du Mississippi, baptisée les Knights of Pythias. De passage à Tutwiler dans le delta, il entendit un artiste noir qui chantait une mélopée insistante, tout en faisant glisser une lame de couteau sur les cordes de sa guitare. Le chef d’orchestre fut littéralement impressionné car il n’avait rien entendu de pareil. La technique du slide semble donc bien en vigueur dès le début du 20ème siècle, même si le nom du musicien si mystérieux ayant éveillé le goût du blues à W.C. Handy nous est inconnu. Il faut en effet attendre les premiers enregistrements des représentant du blues rural des états du sud, à la fin des années 1920, pour que ceux-ci s’émancipent de l’anonymat artistique, les enregistrements antérieurs de blues, plus proches des courants de jazz et de variété, n’entretenant qu’une lointaine parenté avec ceux-ci. Quelques noms d’utilisateurs de la guitare slide sont dès lors passés à la postérité. Ainsi, Charley Patton (1891-1934),
que l’on surnomme « le père » du blues, utilise déjà la guitare slide dans une carrière itinérante qui débute dès les années 1910, mais dont les premiers enregistrement datent de 1929, après qu’un « chasseur de talent » du nom de H.C. Speir l’ai découvert pour le compte de la Paramount. Si Charley Patton apprend la guitare dans ses collines natales proches de Bolton, entre Jackson et Vicksburg, c’est bien au contact de chanteurs de blues de quelques années ses aînés et ignorés de l’histoire, au sein de la gigantesque plantation Dockery, à mis chemin entre Cleveland et Ruleville, que l’artiste acquiert son style caractéristique. Comme beaucoup, il utilise la lame d’un couteau qu’il frotte sur les cordes de sa guitare pour obtenir des gémissements proche de la voix humaine. Malgré son surnom, C. Patton n’est pas un cas isolé, puisque les talents du blues sont légions dans les années 20 et 30. Proche de ce dernier, Son House, de son vrai nom Eddie James House (1902, Riverton, Mississippi ; 1988, Detroit, Michigan) est un spécialiste du bottleneck, goulot de bouteille glissé sur les cordes de guitares, bien qu’il n’apprend la guitare que dans les années 1927-28 après avoir écouté la guitare slide de Willie Wilson, il est un habitué des Medecine Shows et fait de nombreuses émules parmi les générations suivantes. Le style de Son House est très rythmique, dans le sens où il ponctue les phrases chantées de sa voix profonde teintée de gospel par de courts motifs rythmiques à la guitare. Ayant connu comme Son House l’univers carcéral de la ferme pénitentiaire de Parchman, Booker T. Washington White (Houston, Mississippi, 1902 ; Aberdeen, 1977), plus connu sous le nom de Bukka White, fait lui aussi parti des pionniers du blues et de la guitare slide en particulier, mais sa technique diffère de celle de Son House en ce qu’elle est caractérisée par des motifs plus mélodiques, le slide imitant les intonations de sa voix ample par des riffs répétés, tandis que les cordes graves de la guitare jouent le rôle d’une basse alternée, dans des tempi souvent vifs. Bientôt l’usage du bottleneck se généralise dans le blues, et la guitare slide devient emblématique du delta blues, tandis que les autres formes de blues issues d’états limitrophes au Mississippi, bien que disposant de représentants du slide, ne font que peu école pour ce qui est de la guitare slide émergente.
Malgré tout, si la guitare slide apparaît bien à la fois comme une caractéristique fondamentale et même dans une certaine mesure une prérogative du delta blues, nombre d’indices montrent que cette technique est utilisée depuis ses origines dans les régions limitrophes du delta, et ce dans des styles de blues variés. On peut ainsi citer Oscar Buddy Woods
(1900 ; 1956) de Shreveport, en Louisiane, mais dans sa partie extérieure au delta, à propos duquel peu de choses sont connus mais qui exerce à l’évidence une influence majeur sur ces contemporains, par son jeu à la guitare slide. Plus caractéristique encore est le bluesman Blind Willie Johnson (~1902, Temple, Texas ; 1947, Beaumont, Texas), musicien itinérant exprimant ses prêches avec une voix rauque et un jeu de guitare slide emprunt d’une grande émotion, tout en imitation de sa voix. Blind Willie Johnson commence à gagner sa vie de la musique, ou plutôt à survivre précairement grâce à celle-ci, dès le début des années 1910, et, bien qu’il ne veuille pas être assimilé à un musicien de blues, étant très croyant, sont style à la guitare slide, sur laquelle il frotte la lame d’un couteaux, marque nombre de générations ultérieures. En effet, si Blind Willie Johnson fait peu de rencontre musicales au cours de sa vie, les quelques 30 titres qu’il grave en 1927 pour la firme Columbia resteront dans la légende, tels que des morceaux comme Nobody’s Fault But Mine ou Dark Was The Night.
Concernant encore l’amplitude géographique dans laquelle se situent les traditions de guitare slide blues, il faut aussi noter que si la postérité a bien pris en compte l’existence par exemple d’une école de la guitare à 12 cordes à Atlanta, incarnée entre autres par Barbecue Bob
, l’utilisation de la guitare slide blues a largement été oubliée dans les Etats du sud est des Etats-Unis. Concernant ce style propre à Atlanta et à la guitare à 12 cordes, si Barbecue Bob, de son vrai nom Robert Hicks (1902, Walnut Grove ; 1931, Atlanta) ne laisse que peu de traces malgré sa solide technique de guitare slide, il en va autrement d’un autre artiste issus de la même tradition, Blind Willie McTell. Né William Samuel McTell en 1901 à Thomson, en Géorgie, ce guitariste aussi à l’aise en slide qu’au jeu aux doigts. Ce musicien démontre par ses enregistrements qui ne débutent pas avant 1927 la continuelle tradition du bottleneck dans les régions du sud-est depuis les origines du blues. En outre, en guise d’illustration de l’existence de la guitare slide dans les autres régions, l’on peut citer Blind Boy Fuller, sans doute le plus influent guitariste blues de la côte est du début du 20ème siècle. Né en 1908 à Wadesboro, en Caroline du Nord, Blind Boy Fuller est toujours réputé pour son jeu de guitare en fingerpicking, teinté de ragtime, mais il est aussi tout au long de sa carrière qui s’achève à sa mort en 1941 à Durham, un guitariste slide très compétent, comme l’illustrent des enregistrements comme « Log Cabin Blues » ou « Homesick and Lonesome ».
Ainsi, si il est difficile voir impossible de détacher un nom spécifique relativement à la naissance de la guitare slide dans le blues, il est de fait que cette technique est répandue dès le début du 20ème siècle dans tous les Etats du sud des Etats-Unis. D’autre part, quelque soit l’importance des régionalismes, force est de constater que la guitare slide dans le blues se veut un phénomène profondément identitaire, à l’image d’un peuple qui veut se libérer d’un formatage de masse et d’une vision globalisante de la société américaine. L’absence de cadre formel strict du blues, et la transmission exclusivement orale de sa pratique engendre une grande diversité de techniques, ainsi, la guitare slide est particulièrement éclectique, chaque musicien tente de mettre sa signature dans son style, à contrario de la musique hawaïenne, où chacun veut faire mieux que le précédent.